Le blé noir a de plus en plus la cote. Le consommateur le trouve aujourd’hui dans un grand panel de produits alimentaires. Galettes bien sûr, mais aussi gâteaux apéritifs, biscuits sucrés, crumbles, boissons et même glaces, miels et makis japonais, le tout revisité à la sauce bretonne. Le sarrazin repart-il donc à la conquête de sa région natale ? En s’appuyant sur l’expérimentation menée dans quatre exploitations agricoles (Morieux, Plédran, Plestan et Pléneuf Val André) qui ont semé du blé noir en vue de développer sa culture dans le cadre de la lutte contre les algues vertes, Claude Delahaye, producteur à Mérillac, se demande si c’est une vraie démarche vertueuse ou un simple effet marketing. Explications éclairées.
La culture de blé noir a été réhabilitée sur l’exploitation de Claude et Ida Delahaye depuis plus de 15 ans, ce qui leur a permis « de faire le tour du sujet », sur les deux aspects essentiels qui conditionnent la réussite de la démarche : « l’agronomique d’une part puis la filière transformation-commercialisation porteuse ou non de débouchés durablement rémunérateurs pour le producteur ».
L’Hebdomadaire d’Armor : Le sarrazin (dit blé noir) est-il une plante facile à cultiver et surtout rentable ?
CL : Un spécialiste en agro écologie de la coopérative Eureden (née de l’union des coopératives Triskalia et du Groupe d’aucy en janvier 2020), affirme : « Au fil des décennies, le blé noir valorise les terres et son rendement est passé du simple au triple. » C’est possible et pour être plus précis, je pourrais même dire de 0,5 à 2,5 tonnes brutes à l’hectare suivant les années. On sait que la récolte 2019 a été catastrophique. Dans mon cas, le rendement moyen suivant les parcelles a été de 0,7 à 1,2 tonnes, je parle de quantité nette produite à l’hectare.
Il faut aussi savoir que pour un bon nombre de producteurs, la récolte n’a pas été possible car le potentiel récoltable ne couvrait pas les frais de moisson ; de plus, une période pluvieuse est venue gâcher le tout. Je veux dire par là que le sarrasin est une plante dite « capricieuse » et qu’il faut en connaitre les particularités pour l’adopter durablement dans sa rotation. C’est une culture ancienne et rustique qu’il faut appréhender comme tel.
Le sarrasin est peu exigeant en éléments nutritifs, l’itinéraire cultural est simple et il a réellement un effet agronomique intéressant. Son pouvoir nettoyant pour le sol en fait une culture adaptée à l’agriculture biologique.
Dans les pratiques anciennes au niveau de la sélection végétale, on disait que la meilleure façon était d’adapter au fur et à mesure du temps la semence à son sol. C’est sans doute à cause de cette image que le sarrasin est resté le parent pauvre en termes de sélection variétale, et que peu de recherches ont été réalisées. Une démarche spécifique à la variété bretonne bien connue, « Harpe » a été relancée au niveau de l’INRA, il y a seulement quelques années.
Je produis moi-même la majeure partie de ma semence, et je suis convaincu que pour ce type de culture « rustique », c’est important.
Par exemple, dans le schéma IGP, l’achat de semence à l’extérieur est imposé, et par définition une semence d’achat n’est pas forcément adaptée à son sol, et n’est donc pas synonyme de meilleur résultat. Ensuite, c’est le fruit de l’expérience, il faut rester vigilant sur son positionnement dans la rotation.
Pour avoir le maximum de chance au niveau de la réussite de l’étape clé de la pollinisation qui conditionne par la suite une bonne fécondation, il faut se faire aider par nos auxiliaires et impressionnantes travailleuses, les abeilles.
Pour le reste, les conditions climatiques sont déterminantes et sur ce point le producteur prend sa large part de risques, et il faut que les intervenants de la filière en prennent conscience s’ils veulent maintenir une sécurité d’approvisionnement.

L’HA : Le blé noir pourrait-il être un nouveau maillon dans la lutte contre les algues vertes ?
Je suis assez réservé quand on parle d’en faire un nouveau maillon dans la lutte contre la prolifération des algues vertes, car c’est « une pompe à nitrate à débit limité ».
Il y a aussi, et c’est la tendance actuelle, environnement oblige, la recherche de la diminution de l’impact des phytosanitaires. Sur ce point, cette culture n’en consomme pas et elle présente donc un intérêt.
Maintenant, s’il s’agit d’intégrer dans l’assolement de type intensif, une culture de sarrasin une année sur cinq, je reste sceptique sur la portée effective de l’ opération, car c’est sur toutes les cultures que le taux de phytosanitaires doit diminuer pour engendrer un effet perceptible au niveau de la baie de Saint Brieuc, comme tout autre secteur.
En termes de lutte contre l’érosion, prudence car je note que les pluies de printemps fréquentes ces dernières années arrivent souvent à un stade de développement limité de la plante, ce qui peut être préjudiciable.
Je pense qu’il s’agit plus d’un phénomène d’annonce pour l’instant, et avant d’enregistrer des résultats concrets, il faudra attendre à voir.
L’HA : Que pensez-vous de l’indication géographique protégée pour le blé noir ?
CL : La relance de la culture de blé noir dans la baie de Saint Brieuc est encadrée par une IGP, une démarche de certification pour obtenir l’appellation « Blé Noir Tradition Bretagne ». Cette action menée de concert entre Eureden et L’ IGP se veut très ambitieuse puisqu’on promeut le sarrasin comme le nouvel or noir de la Bretagne, et plus spécialement dans la baie de Saint Brieuc.
Là encore, mon expérience m’amène à relativiser les choses car j’ai vécu la même expérience dans mes débuts de producteur avec le même discours promotionnel.
L’exploitation avant sa conversion à l’agriculture biologique en 2015, était conduite en agriculture dite conventionnelle pour certains ou intensive pour d’autres, mais pour ma part, je préfère le terme conventionnelle car bien avant la conversion de 2015, une sortie progressive du modèle intensif avait été engagée.
La démarche IGP avec certification « Blé noir tradition Bretagne » me paraissait à l’époque intéressante pour qualifier la production et aussi rechercher une meilleure valorisation du produit. Je passe les quelques péripéties qui m’ont amené à douter, et même si je dispose d’éléments précis pour en parler, je ne veux pas rentrer dans la polémique, j’ose tout simplement espérer que les choses se sont améliorées depuis.
Pour faire simple, j’ai vite compris à l’époque, que le blé noir produit en IGP, avec l’appellation Blé Noir Tradition Bretagne (BNTB) n’apportait pas de plus-value significative au niveau de la valorisation du produit final, d’autant plus qu’il fallait déduire le coût supplémentaire de certification et les contraintes qui allaient avec. On entendait trop souvent parler de débouchés aléatoires d’une campagne sur l’autre, ce qui m’a amené à changer d’orientation.

L’HA : Qu’en est-il de la valorisation du produit pour les producteurs ?
CL : Quand on a la volonté de développer une filière de production vertueuse sur le plan environnemental, elle doit l’être aussi sur le plan économique en assurant à tous les acteurs concernés une rémunération correcte et équitable notamment au producteur. Et pour qu’elle dure, il faut des engagements dans le temps et non pas un positionnement d’opportunité modulable à tous moments au gré des aléas conjoncturels.
Je suis surpris qu’on ne parle à aucun moment de la valorisation du produit, avec par exemple des engagements contractuels à tous les niveaux de la filière.
J’ai trop souvent entendu dire que le dernier maillon de la chaîne, la meunerie, ne jouait pas le jeu, en se disant d’un côté intéressée par l’origine bretonne tout en s’approvisionnant en sarrasin dans les pays de l’Est, voir même en Chine ou Canada.
Dans la volonté de relancer la culture d sarrasin dans la baie de Saint-Brieuc, il manque des éléments au puzzle pour arriver aux objectifs, à la fois environnementaux et économiques.
L’HA : On ne vous sent qu’à moitié convaincu par le projet. Quelle est votre philosophie de producteur ?
CL : Etant passionné et attaché à cette culture, il a fallu s’adapter au contexte environnant, contourner certains obstacles, pour trouver un équilibre et une viabilité à cette production. Le blé noir est une culture adaptée techniquement au mode de production biologique, et la certification annuelle par un organisme certificateur AB, est pour moi le meilleur gage de qualité et de garantie de valorisation du produit.
Avec le label Agriculture Biologique, ce n’est pas seulement une culture qui est labellisée mais toute l’exploitation et par conséquent l’ensemble du processus de production, y compris le fait que le sarrasin est issu d’une exploitation bretonne et ça me convient.
Chaque livraison est accompagnée d’un certificat. Ensuite, il faut garder le maximum d’autonomie et de contrôle, notamment sur l’après récolte, le conditionnement de la récolte, le triage et le séchage, ainsi que la commercialisation.
Entre 2013 et 2019, sur une durée de 7 ans, une partie de la production a été valorisée en circuit court grâce à un atelier de fabrication de galettes et crêpes à la ferme tenu par mon épouse. La vente directe clientèle était la meilleure solution, mais la retraite arrivée, il a fallu y mettre un terme.
Je reste un producteur de blé noir vigilant sur la destination de ma production et sa valorisation. Les opérateurs de la filière meunerie ont besoin de marchandise pour la prochaine récolte compte tenu des faibles volumes de 2019, l’occasion est donc donnée à un opérateur important comme Eureden qui qualifie le blé noir breton d’or noir, de transposer cette vision dans les faits, c’est-à-dire en proposant aux producteurs un prix attractif digne d’une production locale de qualité.
Ma dernière expérience me fait douter, car il y a deux mois, une filiale de ce même groupe m’a proposé de signer un engagement de livraison pour la prochaine récolte, sans même annoncer un prix de base minimum. Ce n’est évidemment pas la réponse que j’attendais. Le contexte est favorable car la période post Covid-19 peut aussi inciter les meuniers à recentrer leurs approvisionnements sur du local. Il suffit de passer du stade des bonnes déclarations d’intentions aux actes précis pour structurer durablement une filière bretonne pérenne.
En tous cas, dire aux producteurs de produire de l’or noir, c’est certes encourageant mais non suffisant.